Le management sous tension




Il arrive que des managers, pourtant compétents, investis et sincèrement engagés dans leur mission, en viennent à perdre pied.

Pas à cause d’un manque de savoir-faire, ni parce qu’ils seraient émotionnellement fragiles. C’est plus insidieux. Une forme d’épuisement intérieur qui ne se dit pas, qui ne se voit pas toujours, mais qui agit en profondeur. Un brouillard qui s’installe, rendant flous les objectifs, pesantes les décisions et creux les échanges.

 

On parle souvent de surcharge mentale pour désigner l’accumulation de tâches, la dispersion de l’attention, le sentiment de ne jamais avoir fini. Mais ce dont il est question ici est d’une autre nature. C’est une surcharge plus émotionnelle que cognitive, plus systémique que personnelle.

Celle qui survient quand un manager ne parvient plus à relier ce qu’il fait à ce qui fait sens. Quand il perd l’élan, non pas par lassitude, mais parce que le système dans lequel il évolue ne lui offre plus d’espace pour penser et se recentrer.

Il est rare qu’on interroge véritablement le rôle du système.

Et pourtant, il façonne les comportements autant que les résultats. Il impose ses codes, ses logiques et ses rythmes.

 

Dans bien des organisations, il est encore mal vu de prendre du recul. Le recul est suspect : il ralentit, il interroge, il suspend l’action. Et comme nous avons érigé l’action en totem, il devient difficile, voire impossible pour un manager, de s’accorder ces temps pourtant nécessaires.

Alors on avance, on décide, on exécute. Sans toujours pouvoir vérifier que la direction est encore la bonne. Sans pouvoir entendre ce que le corps nous dit, ce que nos émotions signalent, ce que l’intuition appelle.

 

Un manager, au fond, est rarement mauvais par essence. Mais il peut le devenir par omission, par épuisement et par pression.

Il peut être acculé, enfermé dans un système qui ne lui laisse plus le choix qu’entre faire semblant d’aller bien ou se mettre en danger. Il peut perdre en qualité d’écoute, devenir plus directif, moins ouvert. Non pas par goût du pouvoir, mais parce que cela semble la seule manière de tenir.

Et c’est ainsi que le cercle se referme : moins de lucidité, moins d’alignement, plus de contrôle, moins d’humanité. Le tout souvent au nom de l’efficacité.

 

Ce qui est frappant, c’est la manière dont certains systèmes parviennent à casser les dynamiques les plus sincères. À étouffer l’enthousiasme, à diluer la motivation et à rendre les décisions mécaniques.

Le manager, alors, ne voit plus très bien à quoi il sert. Il remplit, il enchaîne, mais sans ancrage, sans boussole. Il n’est pas encore en burn-out. Il est dans cet entre-deux où l’on fonctionne sans y être. Où l’on répond présent en mode automatique.

Le management conscient s’exprime dans notre capacité à sentir quand on perd pied.

Pas pour culpabiliser ou se remettre en question sans fin. Mais pour retrouver l’essentiel. Se demander, sincèrement, pourquoi on est là. Ce qu’on veut porter. Ce qu’on ne veut plus cautionner.

Il y a dans cette démarche une forme de courage discret, intérieur et décisif. Celui de ralentir quand tout pousse à accélérer. Celui de dire non quand le silence serait plus confortable. Celui de prendre soin de soi non comme un luxe, mais comme une responsabilité.

 

Ce qui manque souvent, ce ne sont pas les outils, ni les méthodes. Ce sont les espaces, des lieux où la parole peut se déposer, sans enjeu de performance. Là où le manager peut dire : "Je ne sais pas. J’ai besoin de temps. J’ai besoin de comprendre."

Et cette conscience, c’est précisément ce qui permet de continuer à être un manager digne. Pas un héros ou un sauveur. Juste un être humain capable de discernement.

 

Il ne s’agit pas ici de réhabiliter tous les managers, ni d’excuser les comportements toxiques. Certains abusent. D’autres détruisent.

Mais beaucoup, en vérité, sont juste pris dans un étau. Écartelés entre des injonctions impossibles, une hiérarchie exigeante, une équipe en attente et un système qui ne leur laisse pas de marge de manœuvre. Ceux-là, on ne les entend pas toujours. Parce qu’ils tiennent et qu’ils ne se plaignent pas.

 

A force de tenir, certains finissent par casser. Et c’est tout l’écosystème qui en souffre. Car un manager en perte d’ancrage, c’est une équipe en perte de repères. C’est une culture d’entreprise qui vacille. C’est un projet qui se vide de son énergie vitale.

Il est temps de reconnaître que la surcharge n’est pas toujours visible. Qu’elle peut être émotionnelle, relationnelle, existentielle. Qu’elle ne se soigne pas à coup de to-do lists et de formations à la gestion du temps. Mais par une autre manière d’habiter sa fonction. Par une présence renouvelée. Un regard plus vaste. Une écoute de soi et des autres, plus fine et plus sincère.

C’est ainsi qu’on avance, vers un autre management, plus lucide, plus incarné. Plus conscient.


En illustration: "Le désespéré" de Gustave Courbet (1843-1845)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

La "puissance" du Manager!

Obscurantisme !

Valeurs d’entreprise, entre discours et réalité