Une barque à la mer!

   

    Il y’a quelques jours, quelques centaines de jeunes ont pris la mer en direction de l’Europe… Sur une plage, bien à l’Est d’Alger, en plein milieu de la nuit, des hommes, la vingtaine, ont décidé de braver la mort pour quitter leur pays.

L’année dernière, à peu près à la même période, un jeune étudiant m’avait raconté le même récit, mais cette fois, à l’Ouest d’Alger.

Ils sont partis, en pleine nuit pour ne pas se faire repérer par les garde-côtes, munis de quelques euros, un peu de nourriture et des tonnes d’espoir.

Evidemment, je m’étonne. Pourquoi maintenant ? Qu’est ce qui se passe dans leurs têtes ? N’ont-ils pas conscience des dangers ? Des images de ces corps flottants sur la Méditerranée, nous hantent par milliers.

On me dit que c’est la période. La mer est calme, le ciel est éclairé. Il y’a des jours très précis. Pas n’importe lesquels. D’ailleurs ceux qui chavirent, c’est ceux qui n’ont pas été bien préparés ou mal conseillés.

Car oui, ce voyage se prépare pendant des mois. A peser le pour et le contre, des semaines à préparer son embarcation, soutenus par des pêcheurs qui connaissent bien la mer et ses caprices.


    Mais qui sont ces jeunes ? Ils ont la vingtaine me dit-on. Souvent ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures. La plupart ont arrêté l’école au collège. Et depuis ils bricolent.

Leurs entourages, les moins jeunes, les encouragent : « vous êtes encore jeunes, vous pouvez partir. Là-bas, au moins, tu peux t’en sortir », « de toute façon, qu’est-ce que tu vas faire ici. Regarde où nous en sommes. Tu vas mourir de la drogue, de l’ennuie ou du Corona. Alors autant mourir en ayant essayé de te construire un meilleur avenir ».

Mais on est en Algérie. Ce n’est pas la Lybie. Il n’y a pas de guerre. Et même si ces derniers mois, on aperçoit de plus en plus de mendiants, ce n’est pas une raison de risquer sa vie. Comment, peut-on perdre espoir à vingt ans ? Ça va finir par s’arranger.

Je me dis tout cela et je m’arrête.

Ces questions sont dans ma tête à moi. Avec mes réponses à moi assises confortablement derrière mon bureau. Seule dans ma chambre. Tandis que mes enfants dorment chacun dans son lit.


    Eux sont à plusieurs dans un appartement souvent partagé par plusieurs familles. Certains dorment sur le balcon depuis que leurs sœurs ont grandies car ils ne peuvent plus partager la même pièce. La journée ils ne restent pas chez eux. Il y’a trop de monde dans ce F3 exigu d’un appartement vétuste datant du temps de la France et n’ayant, depuis, jamais subi aucune rénovation, à part quelques coups de peinture lorsque l’une des sœurs s’est mariée.


    C’est l’histoire de Brahim (son prénom a été changé). Il a 22 ans, il vit en ville dans un petit appartement qui appartient à son grand-père décédé. Le partage de l’héritage tarde à se faire entre son père et ses oncles. Donc ils y habitent pour le moment. Ces oncles s’en sont mieux sortis et ont pu acheter un appartement « social ». Mais pendant longtemps, un de ces oncles a gardé une des chambres fermée à clé avec des affaires à lui dedans.

Il y’a à peine une année qu’il est venu récupérer ses biens. Brahim me raconte que son père a dû supplier et insister auprès de son frère. Il a dû lui expliquer que ces filles ont grandies et qu’elles ne pouvaient plus partager leur chambre avec leurs frères.

Brahim vit avec ces deux parents, deux sœurs et deux frères. Ils sont sept personnes à habiter dans « un deux pièces cuisine » puisque, la troisième chambre, a été longtemps condamnée.

Il a arrêté ses études au collège. Il n’a pas pu aller plus loin car il s’ennuyait beaucoup. Il avait l’impression de perdre son temps. Il s’est dit, plus tôt je commence à travailler et plus vite je pourrais me faire une « situation », pour à la fois aider mes parents et me sortir de cet endroit.

Sa mère fait des ménages, tandis que son père, suite à une cataracte non soignée, n’y voit presque plus.

Alors depuis ces 16 ans, il enchaine les petits boulots : manutention, ouvrier, parking, plonge …

Lors de cette dernière expérience, on le convainc de faire un certificat en cuisine. Il est emballé. Enfin un métier. Sa mère lui finance sa formation et il promet de rembourser, dès qu’il commencera à travailler.

Et il commence à papillonner, de cuisine en cuisine, de restaurant en fast-food. Le travail est dur. Les conditions d’hygiène et de sécurité ne sont pas toujours respectées et surtout, il est souvent pas ou peu payé. Le patron n’a jamais d’argent et il doit attendre le mois suivant, quand le mois suivant, il y’a.

Et puis quelqu’un lui dit de venir travailler dans une des entreprises de livraison. Comme il a passé son permis, il pourrait très aisément conduire un scooter.

Il est embauché et encore une fois très heureux de ce nouveau boulot, qui lui fait découvrir plein d’endroits, rencontrer des gens aimables qui lui donnent des pourboires et surtout lui procure un sentiment de liberté, les mains sur le guidon bravant les routes d’Alger.

Jusqu’au jour où un homme de son quartier, qu’il connaît bien, sous l’emprise de la drogue, s’en prend à lui. Il me décrit une scène d’une violence inouïe, entre la chute du scooter, les coups de pieds sur le visage, les coups de casque sur son ventre et ses jambes… Il finira à l’hôpital, la mâchoire en ruine, les yeux défoncés et plusieurs côtes cassées.

Il passe plusieurs mois, alité à manger avec une paille et faire des allers retours à l’hôpital pour des radios et autres soins.

Alors sur son lit, il surfe sur internet et les réseaux sociaux. Il voit des gens qui sont partis et racontent l’eldorado. Il voit des gens qui s’apprêtent à partir et qui racontent les préparatifs et l’excitation du grand voyage.

Et la graine commence à pousser dans sa tête. Il y pense de plus en plus. Il est sûr qu’il ne pourra s’en sortir qu’en partant.

Mais il n’a pas d’argent pour faire ce voyage. Il lui faudrait quelques mois pour y arriver. D’abord, guérir complétement, ensuite attendre que le Corona s’en aille. Plus personne ne recrute en ce moment.

Il en parle à sa mère. C’est la seule qui peut l’aider. C’est la seule qui peut le sauver.

Sa mère pleure. Elle comprend. Elle a peur. Elle ne veut pas perdre son fils. Elle ne sait pas quoi faire. Mais de toute façon, là maintenant, elle n’a pas d’argent. Elle ne fait plus autant de ménages que d’habitude. Elle arrive à peine à acheter de quoi se nourrir. Elle remercie Dieu que certaines familles lui ont envoyé un peu d’argent ou des couffins de nourriture.

Mais là, elle ne peut vraiment pas l’aider. Il doit patienter, y croire encore. Peut-être qu’il finira par trouver un bon job. Après tout, elle prie Dieu tous les jours. Elle fait du bien autour d’elle et espère que Dieu lui rendra. Elle s’accroche.

Elle lui a trouvé un travail. Chez un ami de son oncle, là-bas au village. C’est dans une ferme et il a besoin d’une main d’œuvre sérieuse pour les récoltes.

Il va y aller dans quelques jours. Il sera logé chez son oncle. En espérant des jours meilleurs.


    Comment peut-on lui dire de ne pas partir? De ne pas risquer sa vie ? Qu’ailleurs ce n’est pas forcément mieux. Qu’il va rencontrer beaucoup de difficultés. Qu’au moins ici il a sa famille qui prendra toujours soin de lui et partagera le peu qu’elle a.

Comment lui dire de ne pas partir, lorsqu’on voit des étudiants, Master en poche, rêver de partir et partir dès que l’occasion se présente.

Comment lui dire de ne pas partir quand des familles « ayants les moyens » s’installent en Europe pour « offrir » un meilleur avenir à leurs enfants, même si cela devait disloquer la famille.

Comment lui dire de ne pas partir quant au fond de lui, petit à petit, l’espoir s’éteint.

Et s’il reste, qui lui tendra la main ?

Là, c’est une autre histoire, que l’Algérie connait bien...

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