Pardon !

 


Personne n’entendra parler d’eux.

Amin et Abdou, deux jeune-hommes de 18 ans.

J’ai vu leur photo, on aurait dit deux enfants. Ils sont morts, noyés, vendredi dernier, au large de Mostaganem.

Des gens sont venus taper à la porte des parents, le lendemain. Ils avaient un message. Amin et Abdou demandent pardon.

 

Que faisaient-ils si loin de chez eux ? Ces derniers jours, le temps était venteux et pluvieux. En Algérie, particulièrement, quand il fait ce temps-là, on ne sort pas. Au mieux, on reste en bas de son immeuble, juste pour être dehors. Dehors, car dans « l’appartement familial », on a du mal à trouver sa place. Un matelas, au mieux une banquette sur laquelle dormir.

En Algérie, à 18 ans, on est dehors.  

L’un est de Soustara et l’autre de Bab El Oued. Des gosses d’Alger, de la « houma », comme on dit par ici.

Ils se sont connus au collège et depuis, ils sont inséparables. Ils ont besoin l’un de l’autre. A deux, on est plus forts. On rit, on déambule dans les rues, on partage un sandwich, on regarde les gens qui vont par-ci, par-là, on dit bonjour à tout le monde. Tout le monde nous connaît et on connaît tout le monde. On y passe des heures dans les rues entre Bab El Oued et Soustara. On est des gentils, des gosses « biens ». Tout le monde le sait. La vie ne nous a pas encore abîmé.

Quand il fait beau, au printemps, en été, la ville est à nous. Mais quand les températures baissent, que le vent et la pluie remplacent le soleil, on commence à étouffer dans cette cage d’escalier.

On parle de demain, après-demain, quand on sera grand. Le plus enthousiaste récupérera un vieux local le jour où son grand-père s’en ira. Il va l’arranger, le repeindre, y accrocher des guirlandes et y vendre tout ce qu’il y’a à vendre. Il commencera par des biscuits, des bonbons… Et après il pourra proposer à ses clients des shampoings et peut-être même des parfums. D’autres, ont moins de chances et espèrent avoir une place dans le quartier, pour dresser une « table » et y vendre des cigarettes ou des chaussettes. Et il y’en a même qui rêvent de « tenir une ruelle » dans les quartiers cossus d’Alger et y devenir « parkingeurs ».

Mais, Abdou et Amin ont d’autres rêves. Encore plus loin. Personne ne le sait. Ils veulent vivre. Vivre comme ceux qui postent des belles photos sur Facebook à côté de la Tour Effel ou du château de la reine d’Angleterre. Vivre comme ceux qui se prélassent sur la plage à Malaga ou qui déambulent dans les ruelles de la Rambla à Barcelone.

Non, pour eux, Alger n’offre plus rien que leurs parents n'ont déjà eu. Les débuts de mois sont difficiles. Dans les yeux de leurs pères ils y voient la déception et dans ceux de leurs mères la fatalité d’une vie qui se répète de génération en génération sans le moindre changement.

Et pourtant, ils y ont cru… Quand leurs alleux ont chassé les français colonisateurs, quand l’Algérie est devenue importante après son indépendance, quand ils se targuaient d’être du seul pays au monde à avoir battu le terrorisme, quand une nouvelle ère à l’aube du nouveau millénaire est arrivée pleine de promesse, quand les jeunes sont sortis dans la rue et que le monde entier les a applaudis…

Ils y ont cru comme personne. Les gens de tous les milieux se sont mélangés pour une cause commune. Les algériens se sont mis d’accord malgré leurs différences pour construire un monde meilleur. Les gens instruits sont sortis dans la rue brandissant des slogans plein d’intelligence. La « noblesse » algéroise bat le pavais au côté des nu-pieds et comprend les problèmes des jeunes de Bab El Oued et de Soustara. Le monde entier a les yeux tournés vers ce grand pays méditerranéen qui se réveille enfin !

Les algériens surprennent, étonnent. Les algériens ne font jamais rien comme les autres.

Les jeunes dansent, rient, chantent et tous les vendredis se tiennent la main pour écrire leur avenir.

Et un jour plus rien.

Un virus est venu paralyser le monde en quelques jours.

Les gens sont rentrés chez eux. Dans leurs maisons, dans leurs villas, dans leurs beaux quartiers. Certains même ont pris les derniers avions, car on ne sait pas ce qui va arriver.

Le silence prend la place des chants et des slogans. Mais ce n’est rien. C’est ce virus. Dans quelques semaines tout va recommencer.

Au début de l’été, la vie reprend ailleurs. La vie reprend partout, sauf dans ce grand pays de la méditerranée où on ne fait jamais rien comme tout le monde.

Ici ça traine. Même l’été a du mal à prendre sa place. Lui, qui d’habitude, se pointe dès la fin du mois d’avril.

On se demande quand est-ce qu’on va reprendre. Quand est- ce que tous ces gens, instruits, ces nantis, ces gens qui peuvent changer les choses, vont revenir nous sortir de là.

On les a attendu des jours, des semaines, des mois.

Ils sont dans leurs maisons, dans leurs villas, à Paris ou à Valence. Ils ne sont pas à Bab El Oued encore moins à Soustara.

Et là on sait. On sait comme une profonde conviction, une évidence absolue qu’il ne se passera rien. Qu’au mieux on pourra retaper ce vieux local, que notre vie ne sera pas si différente de celle de nos parents.

Il y’a des gens qui partagent des photos sur Facebook. On dit qu’en Europe on ne renvoie plus les jeunes qui arrivent sur leurs côtes. Ils les installent dans des hôtels. A cause du virus, ils ne sont plus renvoyés chez eux.

Il y’en a des centaines de jeunes qui sont partis cette année. Il y’a des milliers de selfies sur Facebook.

Et pourquoi pas nous ?

Amin et Abdou ont toute la vie devant eux. C’est maintenant que leur avenir se construit. C’est maintenant qu’ils peuvent changer les choses. Ils savent. Ils savent qu’ils ne peuvent compter que sur eux.

Alors petit à petit, on se prépare. La traversée est moins couteuse en novembre. On se fait pistonner. On se fait un peu d’argent. On est mince, on est jeune, on ne prendra pas trop de place.

Pour les parents, on passe la nuit l’un chez l’autre. Mais cette nuit-là, on part à Mostaganem. Au petit matin, on prend la barque pour une nouvelle Vie.

Ce jour-là, le vent soufflait, il faisait froid. Ce n’est rien. Le vent souffle le matin, mais s’arrêtera avant midi. On sera déjà bien loin. On a 18 ans. Qu’est-ce qu’on connaît du vent ? Qu’est-ce qu’on connaît de la mer ? La Vie nous appelle. D’ici quelques heures, on y sera.

Le vent souffle et on s’accroche. La barque tangue. On n’est pas nombreux. Beaucoup n’ont pas pu venir. Ou peut-être ont-ils changé d’avis ? Ont-ils été retenus ? On va tenir. Il ne faut pas s’inquiéter nous dit-on.

Le vent souffle de plus en plus fort. La barque ne tient plus sous la force des vagues. A 500 mètres du rivage, elle se retourne. Il fait encore sombre. Les rayons du soleil ne devraient pas tarder.

On comprend qu’on ne va pas y arriver. Vite retourner vers la plage.

Abdou et Amin ne savent pas nager. Quelques-uns essaient de les aider. Mais les vagues sont trop fortes. Il faut avancer malgré le vent. Accrochez-vous. Vous êtes trop lourd. Vous êtes où ?

Pardon, on vous a perdu.

Sur la photo, Abdou et Amin sont debout, droit dans leurs chaussures. Le sourire aux lèvres. Ils se tiennent par l’épaule, l’air de dire « à deux, à la vie, à la mort ».

 

Cet article est dédié aux parents qui ont perdu leurs enfants. Qu’ils puissent trouver la paix.

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