Mortel!
Il n’est pas
loin de 22h. La journée se termine. Une bonne journée. La caisse est clôturée.
La liste des courses pour le lendemain est envoyée. Encore un bon quart d’heure
avant le couvre-feu. Il habite juste à côté. Il a le temps d’arriver tranquillement
chez lui.
Sa femme l’attend. Elle a pris l’habitude
de l’attendre. Ça faisait plus d’un an que l’activité était à l’arrêt à cause
de la pandémie. Du coup, elle ne va pas se plaindre, surtout avec l’arrivée prochaine
d’un nouveau membre dans la famille.
Le chemin, il le connaît par cœur.
Il a deux possibilités. Au stop, il fait son choix en fonction de l’état de la
circulation. Mais à cette heure-ci, il n’y a presque personne. Si, une voiture
devant. Qui tourne à droite. Il décide d’aller à gauche (ou l’inverse, je ne m’en
souviens plus). Il tourne la tête, personne. Il passe la première.
Arrivé de nulle part, un gros 4x4
déboule en tonneau droit sur sa petite voiture. Bien sûr sa voiture est un
modèle ancien, elle n’a pas d’air bag. Il se prend tout sur la figure. Une
douleur intense envahie ses jambes. Ça doit être le moteur. Il ne faut pas qu’il
laisse la douleur prendre le dessus. Une force surhumaine l’envahie. Il doit sortir
de la voiture. La porte est coincée. Il pousse, il sort. Quand il reprend
conscience, il est dans l’ambulance.
D’hôpital, en hôpital, il en a
fait trois cette nuit-là. Il est sacrément amoché, mais rien de vital n’est
touché. On peut dire que c’est un miracle !
C’était il y’a quelques jours. Il
va mieux. Toujours enroulé dans de gros bandages, mais il va bien.
Le lendemain les collègues sont
choqués. Il y’a eu plusieurs minutes de flottement avant que chacun reprenne
son poste. Mais on se rassure, il va bien. Il faut aller le voir pour en être certain.
Il y’a
quelques années, nous étions en séminaire. Un séminaire spécialement dédié aux
managers. Comme dans toute entreprise, tout le monde ne peut s’entendre avec
tout le monde. Il y’a des tensions par-ci, par-là. Des divergences souvent sur
des sujets pros, mais parfois au-delà.
Mais le souvenir que j’en garde,
s’il n’y avait eu le drame qui s’en était suivi, c’est une bande de collègues
joyeux. On atteint nos objectifs. Il y’a des projets à profusion et tout le
monde semble vouloir y mettre du sien.
Pour clôturer le séminaire, le traditionnel
diner animé. On s’est mis sur notre 31 et rien ne pouvait contrer notre bonne
humeur et encore moins nos projets. On se sentait plus solides que jamais, unis
autour d’ambitions communes.
Souvent dans les Grands Groupes,
il y’a une règle qui dit qu’on ne doit pas mettre le management dans un même
avion. On ne sait jamais. Donc deux vols de prévus, en plus de ceux qui sont
partis en voiture. Ce fût mon cas, à l’aller en tout cas.
C’est cette même voiture qui, au retour, aura un accident avec trois de nos collègues. Je n’ai jamais eu les détails exacts de l’accident. Il était trop tard de toute façon. La voiture s’est retournée. Quand elle s’arrête, rien ne semblait très grave. Ils se parlent, ils ont quelques blessures, ils sentent des douleurs, mais il se parlent. Devant, ils ont leur ceinture qui écrase leur poitrine. Derrière, il a été secoué. Il s’est cogné le corps, la tête. Il ne portait pas sa ceinture. Il ne semble pas blessé. Les secours arrivent. Hémorragie interne. Il s’en ira très vite.
Nous étions dans l’avion. On atterrit.
On allume nos téléphones. Des pibs de partout. Une petite heure de vol et tous
ces messages, pour un vendredi, ce n’est pas commun. Un accident est arrivé avec
une de nos voitures.
C’était irréel. Mais je ne
panique pas. Je ne panique jamais dans ces moment-là. Il était aux environs de
13h. Nos familles nous attendaient. J’appelle mon mari. Il n’est pas question
de prévenir son épouse par téléphone. Il faut aller la voir. Des collègues m’accompagnent
pour ne pas me laisser seule, pour me donner du courage. Je sonne à la porte.
Je me présente. Je suis une collègue de votre mari. Je suis la DRH et… Elle me répond
que le déjeuner est prêt. Qu’elle lui avait parlé quand il a démarré. Qu’elle
sait qu’il n’aime pas qu’on l’appelle quand il est sur la route.
Je lui dis qu’il y’a eu un
accident. Je lui dis que son mari n’est plus.
Jamais, au grand jamais je n’oublierais
son regard, son visage devenu blanc. Elle me dit que ce n’est pas possible, que
je dois me tromper, qu’il s’agit de quelqu’un d’autre. La table était posée.
Durant des
mois, j’ai imaginé qu’on sonnait à ma porte pour m’annoncer que mon mari n’est
plus. Il a fallu un temps pour que je ne sursaute plus lorsque la sonnerie
retentissait.
Le même jour ou le lendemain, je
ne sais plus. D’autres collègues, d’une autre entité du Groupe, étaient en
séminaire dans un autre pays, un autre continent. C’était son tour de présenter.
Elle avait bien réparé son intervention. Mais c’était sans compter sur cet
arrêt cardiaque qui, en quelques minutes, a tout arrêté.
Une cellule psychologique
est ouverte et un processus de deuil est entamé. Mais le choc est là. Beaucoup d’entre
nous, bien des années après, ont gardé des détails bien gravés de cette journée.
Dans une
entreprise, comme dans une famille, on vit des drames. Souvent on s’en sort.
Mais il arrive que non.
Ces derniers mois, on a cumulé du
stress, des pertes, de la peine… Une seule façon de s’en sortir : en
parler.
A la mémoire de notre cher Aissa.
*Œuvre de Cappone "Renouveau- A new chance to take" 2006
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